Le leadership dans un environnement multiculturel, même en période de fort recours au télétravail et à la visioconférence, est un sujet tout à fait d’actualité. J’ai eu l’occasion d’interviewer Flore Patrat-Delon qui a passé la moitié de sa carrière à l’étranger et j’ai le plaisir aujourd’hui de vous faire part de son point de vue.
Sommaire
Leadership et multiculturalisme, pourquoi est-ce un sujet d’importance ?
Premièrement, savoir naviguer entre plusieurs cultures est une compétence d’avenir. Les entreprises s’internationalisent de plus en plus et il n’existe pas de grands enjeux qui ne sont pas globaux.
Deuxièmement, pour être efficace dans des environnements multiculturels, il faut être doté d’une solide intelligence culturelle.
Enfin, pour une entreprise, avoir en son sein ce type de profils représente un avantage concurrentiel.
Comment peut-on définir cette intelligence culturelle ?
On entend en effet plus souvent parler d’intelligence émotionnelle. Il faut savoir que l’intelligence culturelle s’en rapproche.
Il s’agit aussi d’une « soft skill » qui entre dans le champ de l’intelligence sociale et interpersonnelle. Elle a la capacité d’évoluer dans des équipes plurielles culturellement. Mais ces paradigmes culturels sont quant à eux des métastructures.
La bonne nouvelle, c’est que cette intelligence peut s’acquérir au fur et à mesure des expériences.
Quel est le piège n° 1 quand on dirige une équipe multiculturelle ?
Ce serait de considérer que l’on fonctionne tous de la même manière.
Beaucoup d’outils, type MBTI, permettent de comprendre la diversité des personnalités et les collaborateurs y sont de plus en plus formés.
Mais en plus de ces structures individuelles, il existe donc des macrostructures culturelles sur lesquelles on est encore peu sensibilisé… sauf à y être confronté !
Pour illustrer cette réalité, j’évoque souvent l’illusion d’optique très connue de la jeune fille et de la vieille femme.
Travailler avec des personnes d’autres cultures, c’est exactement la même problématique ! Sur un sujet identique, et en toute bonne foi, chacun va arriver avec sa manière de voir les choses et de faire.
Pourquoi une telle différence ?
Tout simplement parce que la culture est une sorte de programme avec lequel l’individu appréhende son environnement ; c’est comme observer le monde à travers des lunettes d’une certaine couleur. Et ceci a un fort impact dans toutes les dimensions professionnelles, que ce soit la façon de diriger, de prendre des décisions, de faire du business…
Aurais-tu des exemples précis tirés de ton expérience ?
Pléthore ! La communication offre un boulevard en la matière.
Il y a bien sûr les malentendus d’ordre linguistique quand il faut travailler dans une langue qui n’est pas la sienne (cf. le fameux « Sorry for the time » d’un Nicolas Sarkozy, alors président de la République, gêné d’accueillir Hillary Clinton à l’Élysée… sous la pluie.
Mais ce n’est là que le sommet de l’iceberg
Lors de mon expatriation en Allemagne, pendant un séminaire sur la communication, le formateur nous avait dit « mon café est froid » puis nous avait ensuite demandé ce qu’on avait compris.
La moitié de la salle d’origine néerlandaise s’était arrêtée à l’observation factuelle alors que les Français avaient interprété l’appel derrière ces quelques mots, à savoir « j’aimerais bien un café chaud ! » et éventuellement, « merci d’aller m’en chercher un » (surtout chez les femmes d’ailleurs pour cette dernière injonction !).
Bref, une même phrase, plusieurs compréhensions !
Comment peut-on expliquer cela ?
Ayant été confrontée à ces situations de nombreuses fois, j’ai fait quelques recherches.
Il s’agit là d’une illustration de la différence entre des cultures à faible contexte — comme en Allemagne ou aux Pays-Bas où la communication est détaillée, claire et explicite — de celles à fort contexte, comme la France où l’on est plus dans l’implicite et où il est souvent question d’interpréter et de deviner.[1]
Un vrai casse-tête pour nos collègues étrangers !
Vous ne pouvez pas imaginer le nombre de fois où j’ai vu le désarroi de mes collègues allemands qui n’avaient pas su déchiffrer une réponse subliminale de leur manager français du type « fais-le en quantité suffisante ! ».
Inversement, j’ai pu rencontrer nombre de Français me racontant combien il est difficile de travailler avec les Néerlandais considérés comme… fort abrupts.
Et quid du leadership ? Y a-t-il aussi des biais culturels ?
J’ai envie de dire « encore plus », car s’il y a bien un domaine où les représentations culturelles et historiques sont prégnantes, c’est celui du leadership.
Quand je travaillais en Asie centrale, j’avais par exemple rencontré Jean au Tadjikistan. Récemment nommé directeur de projet, il avait souhaité mettre en place un leadership démocratique (appelé également participatif) qu’il avait estimé plus adapté aux besoins de son projet.
Or, à cette époque (2005) dans cette région du monde, il fallait être directif pour piloter. Bref, au bout de quelques mois, décrédibilisé et n’ayant plus d’autorité sur son équipe, Jean a changé de job.
Est-ce à dire qu’il y aurait un leadership français ?
Le risque est évidemment de tomber dans la caricature et je ne parle que de mon expérience.
J’ai pu néanmoins constater que les dirigeants français ont tendance à vouloir convaincre uniquement par le « pourquoi ». Il s’agit d’abord d’avoir une vision dont la force suffira à emporter l’adhésion des collaborateurs.
Ce n’est pas cela qui est attendu d’un dirigeant en Allemagne ! Là-bas, cette « vision » se doit d’être construite ensemble et consolidée par un plan d’action. Il s’agit de préparer une feuille de route sachlich (factuel, objectif), gründlich (rigoureux, minutieux), et nachvollziebar (vérifiable, traçable) en veillant à ce que chacun participe à sa définition (le célèbre consensus allemand) pour mieux la soutenir (mittragen).
En l’absence de celle-ci, la fameuse vision risquera d’être interprétée comme le symptôme d’une forte fièvre avec préconisation d’aller voir en urgence le médecin.
Si, si, c’est véridique, c’est du vécu !
D’autres domaines au travail où ces différences culturelles sont remarquables ?
Oui, beaucoup évidemment. Mais s’il en est un où cela est vraiment visible, c’est la gestion de projet.
Cela peut paraître surprenant, car les bonnes pratiques en matière de gestion de projet sont bien documentées.
Mais cette gestion est en lien avec le degré d’appétence au risque.
Très basse par exemple chez nos collègues allemands, ce qui signifie que la phase de cadrage du projet sera majeure, celui-ci ne pouvant commencer que lorsque tout est bien calé et tous les risques considérés.
Ceci est une cause majeure de malentendus dans les projets franco-allemands, car les Français sont plus enclins à débuter plus vite, quitte à rectifier le tir en cours de route.
Mais, au bout du compte, en quoi est-ce si important ?
Le but d’un leader est de faire que les personnes de son équipe réussissent à travailler ensemble pour atteindre un objectif défini.
Or, les équipes multiculturelles sont par nature plus à même d’engendrer des mécompréhensions, des divergences de vues sur la manière de faire… au risque d’aboutir à de la démotivation au final, voire des conflits et donc de l’inefficience.
À l’inverse, quand ces équipes fonctionnent bien, elles sont grâce à leur diversité plus à même de délivrer des résultats innovants.
Aussi, pour réussir dans sa mission chacun, et en premier lieu le leader, doit être vigilant et savoir se remettre en cause et accepter la contradiction.
Petite question subsidiaire : est-ce à dire que diriger des équipes multiculturelles est plus difficile pour une femme ?
Je ne vais pas vous mentir en disant que plus d’une fois, notamment en Asie centrale, on m’a prise soit pour la traductrice, soit pour la secrétaire plutôt que pour la directrice adjointe de projet.
Mais finalement, je peux vous assurer que ce qui permet de tout aplanir, ce sont les compétences et le résultat délivré !
Et pour tous l’hybridité est la nouvelle frontière du management.
Auteur
Flore Patrat-Delon a plus de 14 années d’expérience, dont 8 passées en expatriation, en Asie centrale [Kazakhstan, Kirghizstan, Ouzbékistan, Turkménistan et Tadjikistan] et en Allemagne, principalement pour piloter des projets d’assistance technique et de transformation/performance dans le domaine de l’énergie et du changement climatique.
Fervente partisane de la diversité, y compris culturelle, en tant que vecteur de croissance, de performance et d’innovation, elle en irrigue sa vie professionnelle et sa vie privée !
[1] Edward T. Hall, Au-delà de la culture