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Je crois que 2021 sera l’année de l’Ethique» nous précise Viviane de Beaufort, Professeure et chercheuse à l’ESSEC, Experte en Gouvernance.

La période inédite du Covid19 a vu les Conseils d’Administration 2020 basculer dans le huis clos (80%), ce qui a engendré la réduction du débat.

Le dialogue actionnarial a cependant perduré via les questions écrites et les réponses écrites obtenues, qui engagent les Entreprises.

Les thématiques attendues pour 2021 : RSE, mixité, climat, sayonpay : Viviane de Beaufort nous en parle ici et maintenant

Retranscription de la vidéo

Lise Bachmann – Bonjour Viviane de Beaufort

Tu es Professeure de Droit et Chercheure à l’ESSEC. Tu as dans tes compétences une dominante Affaires publiques et Lobbying et une compétence Droit des affaires/gouvernance. 

Depuis l’âge de 14 ans et l’arrivée de Simone Veil au parlement Européen comme Présidente, tu es une passionnée d’Europe. Pourquoi l’Europe ? Pour son sens, ses valeurs et bien sûr la démocratie qu’elle incarne et la mission qu’elle se donne. Viviane, tu as aussi créée au sein de l’ESSEC le « Woman Be Board Ready » parce que tu es consciente qu’il faut armer les femmes pour intégrer des positions au sein des conseils d’administrations et c’est donc sur ce sujet de gouvernance que je vais t’interviewer aujourd’hui. 

Viviane, quels sont les éléments clés de l’année 2020 en matière d’assemblée générale ? Et quelles sont les prospectives pour 2021 ?

Viviane de Beaufort –  Alors, on va parler de 2020 parce que c’est vrai que c’est une année vraiment charnière (Covid 19) mais aussi dans ce domaine de la gouvernance.

C’est intéressant de la restituer, car un chercheur essaye toujours de raccrocher une tendance à un historique. Ça fait plus de 7 ans que je travaille sur l’activisme actionnarial, on l’appelle aussi l’engagement actionnarial. Autrement dit la capacité, la volonté d’actionnaires, de contrôler, de comprendre, de demander des comptes et éventuellement d’orienter d’influencer la politique et la stratégie des entreprises conduites par les Board et les dirigeants. 

C’est un sujet qui est particulièrement complexe en France parce qu’on a quand même un système très vertical encore et j’oserai dire très masculin même si ce n’est pas le sujet ici. Donc 2020 c’est une année où on espérait beaucoup avant le covid, on espérait beaucoup parce qu’on pensait que ça allait être un point d’orgue du débat actionnarial, de la démocratie actionnariale notamment poussé par 2 tendances, alors une tendance de fond qui existe depuis 2017 en Europe et en France et qui allait monter qui était justement cette capacité de certains actionnaires, des fonds d’investissement comme BlackRock, des agences de conseillant de vote Proxinvest, des investisseurs institutionnels comme la CDC mais aussi des ONG comme Greenpeace, de demander aux Dirigeants de revoir leurs politique  en matière :

de climat

de devoir de vigilance

de mixité

de Say on pay 

Et cette demande des actionnaires minoritaires a rencontré en fait la loi PACTE. 2020 c’était la 1ère année de l’application des dispositifs de la loi PACTE avec un certain nombre de modification importante (les administrateur salariée, le ratio d’équité qui rend plus visible les différences d’évolution des rémunérations des Dirigeants et la manière dont on calcule ces rémunérations avec notamment des critères ESG

Et également des problématiques importantes, plus prospectives, qu’on verra peut-être davantage en 2021 même si ça a démarré en 2020 avec la question de “l’objet social élargi” aux préoccupations écologiques et sociales ou la question de “la raison d’être” de l’Entreprise.

En 2020, le Covid 19 a généré la réduction du débat : pas de temps de questions orales, limitation de la présence des personnes, vote à l’avance. Voilà, les dés étaient jetés. Des Experts ont bataillé en expliquant que la situation était anormale, que 2020 était un cas de force majeure et qu’il ne fallait surtout pas que ça se reproduise en 2021. Et puis en tant que chercheure, j’ai continué moi mes travaux sur les questions qui avaient été posés, les résolutions qui étaient passées, les conditions dans lesquelles cela s’était passé et je me suis aperçue que malgré le huis clos, la fameuse tendance que j’évoque sur l’engagement actionnarial a réussi à continuer avec une sensibilité que j’avais déjà noté qui est très particulière à la France pour le moment et qui est sans doute lié à des tests conseils comme des devoirs de vigilance, les engagements de l’Etat sur « climate change », il y a eu beaucoup d’engagement des banques, beaucoup d’engagement d’investisseurs, beaucoup d’engagements de certain secteur comme les industries d’hydrocarbure, la chimie, les transports : tous ceux que l’on appelle les secteurs qui ont des empreintes carbone très élevés et dont le modèle économique est basé sur ça. Des changements à échéance 2025, 2030, se profilent. Y compris ENGIE par exemple, TOTAL, qui a intégré une résolution externe et a repris à son compte en un désengagement à terme du pétrole et du charbon.

la BNP s’est engagée à des financements plus responsables.

Il y a eu finalement, si ce n’est un dialogue actionnarial, ce que j’appelle « l’art du questionnement ». Questions qui étaient envoyées à l’avance, écrites, qui ont été publiées sur les sites des entreprises (parce que c’est la Loi), et auxquelles les Dirigeants ont répondu de manière détaillé.

Je pense qu’en 2021, les interpellations sociétales, écologiques vont continuer de plus belle. Ce questionnement, cette pression sur “climate change” (cf le recours devant le Conseil d’Etat ou l’Etat à 3 mois maintenant pour expliquer les actions entamées pour effectivement limiter le risque climatique suite à la victoire du procès orchestré qui a été mené par 4 ONG dans la fondation où Nicolas Hulot). 

Donc il y a une pression sociétale extrêmement forte pour les entreprises, qui ne peut pas être ignorée. 

Devoir de vigilances sur tous les périmètres de leurs groupes, de leurs clients, de leurs fournisseurs, de leurs donneurs d’ordre à l’étranger. Et aussi, puisque c’est une loi qui a une portée extra-territoriale, comment tu revois, tu contrôles et tu mets en place des process de vérification pour identifier que tu es sur la bonne voie et que la promesse qui a été faite sera délivrée que ça soit sur le bien être des salariés, sur les conditions de travail (ex : en Inde), sur le say on pay. 

Cette transparence qui a été aussi créé par le ratio d’équité : c’est lisible désormais, n’importe qui comprend sur un slide (les plus hautes rémunérations vs le ratio médian des salariés. Très souvent, ça choque !)

Du coup on passe à des notions légales, on passe à des notions, je dirais, d’éthique. Moi je crois que 2021 ça va être l’année de l’Éthique. 

– Lise : C’est une très belle vision Viviane. D’ailleurs je découvre aujourd’hui même sur le site de Jacques Grisé (https://jacquesgrisegouvernance.com/?s=blackrock), que je recommande vivement à tous ceux qui sont passionnés de gouvernance, ce que le fond d’investissement BlackRock préconise par rapport à toutes les entreprises dans lesquelles ils investissent. Ca reprend exactement tout ce que tu viens de nous dire et ça commence d’ailleurs de manière étonnante par la mixité au niveau des Board, la préoccupation principale pour investir.

Puis le say-on-pay : comment peut-on encore justifier des « compensations » comme le disent les anglophones, qui ne seraient pas alignées avec le résultat obtenu? On voit que ces fonds d’investissement ont une puissance d’influence et une force de frappe très importante. Ils poussent la transformation et aident à transformer la stratégie des entreprises. 

Viviane, en termes de démocratie actionnariale,  tu nous as peu parlé de l’influence de ces proxys, agences de conseil en vote, intermédiaires entre les actionnaires et les dirigeants, qui donnent des impulsions de vote, a minima essayent d’expliquer pourquoi il faudrait voter telle résolution, pourquoi il faudrait voter contre telle autre etc ? 

On sait que les AG de 2020 se sont faites à huis clos. Quelle est cette tendance de la démocratie actionnariale justement ?  

– Viviane : sur les rôles des proxys il faut peut-être expliquer pourquoi ils ont cette influence extrêmement importante, et pourquoi il y a de plus en plus d’investissement institutionnel : j’ai évoqué la CDC, c’est également BlackRock, ça peut être un fond souverain comme le fond Norvégien, le fond Qatari qui chacun ont énormément de positions dans le monde. 

C’est-à-dire des petits pourcentages d’actions dans de très nombreuses entreprises à travers le monde et ils ne peuvent pas tout surveiller tout seul.

Donc ils ont délégué quelque part l’analyse des résolutions concrètes de chaque entreprise, de chaque groupe en France en Europe, dans différents pays et ils se réfèrent souvent à ces fameux “proxys”, agence de conseil en vote, dans les différents pays parce que ces agences de conseil en vote sont implantées dans les pays, connaissent la culture, connaissent le droit local, connaissent la gouvernance d’entreprise, ils connaissent les entreprises… Et on sait lorsqu’une prise de position est prise car elle est évoquée publiquement, alors qu’avant c’était plutôt entre soi. 

Tu parlais de BlackRock qui publie sa lettre aux Dirigeants, c’est une pratique qui existe depuis 4-5 ans. Avant, les dirigeants la recevaient et entendaient ou n’entendaient pas. 

Maintenant ils la publient sur les réseaux sociaux, ça veut dire que tout le monde  voit cette lettre, et le dirigeant ne peut pas ne pas y répondre…C’est pour cela qu’ils ont une influence extraordinairement importante.

1- ils ont une expertise

2- ils connaissent le terrain de l’intérieur. Ils parlent régulièrement aux entreprises qui connaissent le droit 

3- ils ont décidé de prendre la parole officiellement alors qu’avant c’était plutôt du conseil off, comme un “consultant”, et de porter des options. C’est Proxinvest en France qui, l’an dernier, a sensibilisé les entreprises sur les critères ESG en expliquant qu’il devrait y avoir une partie de rémunération importante variable et sur critère.

Pour cette rémunération variable, il ne fallait pas seulement des critères de rentabilité, de chiffre d’affaires mais aussi ESG.

Mais attention au risque de conflit d’intérêt. Autrement dit, en Europe, on demande désormais à ces agences de conseil en vote de ne pas siéger en même temps être au conseil des actionnaires. L’Europe demande une surveillance plus forte, du fait de cette influence extrêmement importante de ces agences de conseil en vote. 

BlackRock : pourquoi est-ce qu’on le cite tout le temps en France et en Europe ? C’est parce que BlackRock est sans doute le premier fond d’investissement US qui s’est implanté en Europe. Il connaît bien l’Europe, ses règles complexes puisqu’elles sont en partie harmonisées, en partie encore nationales. Ce que dit BlackRock c’est un peu “parole d’évangile” pour tout fond d’investissement américain qui souhaiterait investir en Europe.

Il y a un effet extrêmement qui va bien au-delà et 2%, 1% et 0,5 % qu’il peuvent détenir chez Orange ou à la BNP par exemple. Et pourquoi on parle de l’investissement institutionnel et moins des actionnaires individuels, c’est parce que l’actionnariat individuel s’est beaucoup érodé ces 10 dernières années, particulièrement en France plus qu’en Allemagne. C’est un phénomène gravissime et qui explique la présence accrue de ces Fonds Institutionnels au capital des Entreprises du SBF 120. 

C’est pour cela qu’on a le regard de plus en plus porté sur leurs positions et leurs revendications.